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J'AVAIS
UN PAYS
AUTREFOIS
SUR LES POUVOIRS
J'avais un pays autrefois,
doux et bon pour y vivre.
Mais nous ne nous aimons plus.
Il m'a oublié et je l'ai oublié.
En 1914, Alain a 46 ans. Ce pacifiste militant, philosophe phare de son temps, s’engage volontairement et part au Front comme sous-officier d’artillerie. En 1916, il y écrit 21 scènes de comédie, qui, avec un humour, une profondeur et une forme préfigurant ce que sera vingt ans plus tard Grand-Peur et misère du 3e Reich, décrit la société de son temps. La même année, il écrit un « roman » sur les mêmes sujets, Le Roi Pot.
Dans ces textes, Alain esquisse des portraits et des situations elliptiques : la solitude du permissionnaire comme étranger à son propre village, la secrète mélancolie d’une brillante scène de séduction entre une jeune femme et un soldat sur un quai de gare – qui sans doute mène au front – le ridicule parfois farcesque du rapport au danger de mort au front. Et aussi, de façon récurrente, l’Etat, ses fonctionnaires, ses officiers, ses écrivains, avec au centre, la figure inclassable d’un Premier Ministre effrayant et fascinant. Tous semblent à la fois prisonniers et acteurs de la guerre, comme pris dans ce « Système ».
Il décrit un totalitarisme sans chef – où plutôt, piloté par et pour la classe des Importances, comme il dit, une élite sociale à laquelle il appartient, et qu’il fuit jusque dans la boue de la guerre, pour ne pas être tenté de rester du côté des coupables.
Cette guerre vieille de cent ans (Alain, lui, est né il y a 150 ans) nous ramène aux fantômes toujours présents du conflit et de son orchestration, en Europe ou ailleurs, que ce soit pour annexer des territoires, déclencher une purification ethnique, assurer la paix sociale et étouffer toute révolte, en désignant un ennemi extérieur ou en stigmatisant une minorité intérieure. Se pencher sur cette guerre, entendre les analyses et l’appel d’Alain à la vigilance citoyenne vis-à-vis des pouvoirs et de leurs manipulations, comprendre que la paix n’est jamais acquise, sont des nécessités absolues aujourd’hui.
Ce spectacle, et l’équipe internationale qui le porte, apporte cela non pas par un discours didactique, mais par le moyen des corps, des émotions, de l’humour, du vécu de l’auteur et des acteurs, par ce voyage qu’est la fiction, avec ses dialogues ouverts et ambigus, et par ce qu’Alain sait si bien raconter : la naissance balbutiante, au coeur de l’enfer, de pensées libres.
... Blondel a pris des éléments ici et là pour constituer un montage qui fait passer l’action des bureaux militaires au front, du champ de bataille aux lieux de la vie quotidienne. Soldats, gradés, hommes politiques, écrivains, bourgeois, aristos : tout le monde parle, Alain aimant à entrechoquer les concepts même quand, autour de ses personnages, ce sont les bombes qui explosent. Parfois, le langage est trop abstrait, la pensée trop paradoxale (« dans l’esclavage, l’esprit trouve sa liberté », dit à peu près Alain). Mais l’évolution philosophique est très belle : les points de vue s’éloignent des doctrines de l’époque et défendent une humanité broyée par la fureur des nationalismes. Les dialogues peuvent être abstraits, mais pas le jeu passionné de Constance Gay, Nicolas Vial, Andrea Nistor et Imer Kutllovci, ni la musique en direct de Mohanad Aljaramani ou la voix off rocailleuse de Pierre Vial, si prégnante. Jean-Christophe Blondel, metteur en scène qu’on a surtout vu face à de grandes pièces (Claudel, Ibsen), trouve ici un autre langage, éclaté et éclairant.
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Gilles Costaz, POLITIS
... Il est remarquable que cette mise en scène relativement minimaliste — peu de décors, des costumes très simples (un casque de soldat, un balais, un sac…) — soit si immersive ! Les comédiens Constance Gay, Imer Kutllovci, Andrea Nistor et Nicolas Vial, ont assurément beaucoup de talent. Je salue au passage Mohanad Aljaramani (oud, chant, percussion), dont le chant nostalgique et la musique envoûtante confèrent a cette mise en scène aboutie la grandeur solennelle qu’elle mérite. Les acteurs sont concentrés (pendant tout de même 1h45), puissants pendant les monologues, passionnés, et plus que jamais vivants et hurlant qu’ils le sont : refusons la mort et l’oubli.
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Caroline Sauvage, L'ESSOR DES IDÉES
... En haut auront donc lieu des affrontements d'opérette : un match de lutte chorégraphié entre deux balayeurs embusqués, le bavardage cynique des gens de pouvoir, la crédulité crasse des vieux restés à l’arrière. En dessous et en avantscène, c’est la vraie vie, en l’occurrence, le front. Entre les pieds métalliques du praticable, des lits de camp ont été fixés. Augmentée de quelques bruitages et d’éclairages, cette construction reconstitue avec une belle illusion l’atmosphère de la tranchée. Le spectacle commence avec le oud et se referme avec lui, tel un conte venu d’ailleurs, contemporain et cruel. Les accents assez prononcés de deux comédiens - venus d’horizons plus lointains - participent aussi de ce message résolument pacifiste et universel.
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Catherine Wollf, VIVANT MAG
Texte
(Emile Chartier) ALAIN
Mise en scène
Jean-Christophe BLONDEL
Dramaturgie
Christèle BARBIER
Emmanuel BLONDEL
Jeu
Constance GAY
Imer KUTLLOVCI
Andrea NISTOR
Nicolas VIAL
Musique sur scène
Mohanad ALJARAMANI
Création sonore
Christophe SECHET
Chorégraphie
Gudrun SKAMLETZ
Création lumières
Théo TISSEUIL
Captation vidéo & montage
Atsuhiko WATANABE